Faible reconnaissance, culture hiérarchique rigide… Un rapport de l’Igas sur les pratiques managériales en France dresse un constat peu reluisant comparé au reste de l’Europe. Mais des pistes existent pour sortir de l’impasse. Et si c’était (enfin) l’heure du réveil ?

 

« Il y a un impensé public et politique sur le travail. Les salariés sont les meilleurs experts du travail et bien souvent on ne les écoute pas. Si on améliore la vie au travail des citoyens, on améliore la démocratie », lançait Laurent Berger, ancien secrétaire général de la CFDT, sur le plateau de *C à vous* le 15 mai 2023. Une bouteille à la mer. Car en matière de management, les Français restent bel et bien des « Gaulois réfractaires », selon l’expression chère à Emmanuel Macron. Un président dont le style de gouvernance a été tour à tour qualifié de « narcissique » ou de « management par la peur ». À ceux qui en doutaient encore, un rapport de l’Igas publié le 28 mars 2025 confirme que le management à la française est loin de faire figure de modèle, du moins lorsqu’on le compare à celui de pays comme l’Allemagne, la Suède, l’Italie ou l’Irlande. Des pays, souligne le rapport, « confrontés à des défis managériaux proches, qu’il s’agisse de la crise du sens au travail, de l’encadrement d’équipes en mode hybride, de la prise en compte des grandes transitions démographique, technologique et écologique ». Alors qu’est-ce qui cloche dans l’approche française, et comment y remédier ?

Premier enseignement majeur de cette étude comparative : le management à la française demeure encore trop « vertical » et « hiérarchique ». En cause, selon l’Igas, qui s’appuie sur les travaux de Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS : une logique culturelle, celle de l’honneur, « aussi exigeante dans les devoirs qu’elle prescrit que dans les privilèges qu’elle permet de défendre ». À cela s’ajoute une forme de « fierté aristocratique » où « les rapports hiérarchiques devraient être respectés de manière scrupuleuse, et offrir ainsi peu de place aux logiques de délibération collective ». A l’inverse, aux Pays-Bas par exemple, prévaut une culture du consensus.

Cette organisation verticale en France a un effet direct sur l’autonomie des salariés : selon le rapport, la part d’organisations offrant une faible autonomie est supérieure de 6,5 points à la moyenne européenne, et l’écart grimpe à 16 points lorsqu’on compare la France à l’Allemagne, citée comme modèle en matière d’autonomie au travail. Seule consolation : l’Irlande fait légèrement moins bien que la France. Pourtant, pour le professeur américain Dan Heath, auteur de *Reset* (2025, non traduit), « l’autonomie fonctionne parce qu’elle est motivée, elle renforce le sentiment de responsabilité, elle mobilise des compétences plus avancées, et elle réduit le gaspillage lié au micromanagement ». « Dans les situations incertaines ou stressantes, ajoute l’auteur, on est souvent tenté de reprendre le contrôle. Mais c’est le mauvais réflexe : il faut laisser les autres prendre le volant ». Le conseiller en formation de dirigeants à l’université Duke illustre ses propos par le témoignage d’une salariée désabusée : « J’avais l’impression de gaspiller mon temps et mon énergie… J’ai commencé à en faire moins, car c’était plus facile pour mon ego que de produire un travail qui allait être écrasé… J’ai appris à faire exactement ce que [le patron] demandait, et rien de plus ; en gros, j’étais une extension de son travail, ce qui ne me faisait pas me sentir valorisé du tout. » Dan Heath insiste toutefois sur la nécessité d’encadrer cette autonomie : « Les gens veulent effectivement avoir le contrôle. Mais ils souhaitent aussi des garde-fous et un filet de sécurité en cas de problème. »

 Un déficit de confiance

Autre point de fragilité relevé par l’Igas : le faible niveau de confiance accordé au management en France, comparé à la moyenne européenne. « Les travailleurs français estiment que le soutien de leur manager est moins systématique que dans les autres pays de l’UE et dans les pays de comparaison », note le rapport. Fait notable et spécifique à la France : « la qualité des relations se détériore avec l’éloignement hiérarchique ». La confiance des salariés envers leur direction est marquée par un écart encore plus significatif : 63 % des salariés français font confiance à leur direction, contre 73 % dans l’Union européenne. Le rapport souligne aussi un niveau relativement faible de coopération entre le management et les représentants du personnel mais en la matière, pas de spécificité française.

À ce déficit de confiance s’ajoute le sentiment que le travail n’est pas reconnu comme il se devrait. D’après les données Ifop analysées par l’Igas, seulement 56 % des salariés français estiment que leur travail est reconnu à sa juste valeur, contre 72 % au Royaume-Uni et 75 % en Allemagne. Ce ressenti ne porte pas sur la rémunération, mais sur des points comme « le droit à l’erreur, l’encouragement à la prise d’initiatives individuelles ou les retours d’expérience pour valoriser et faire progresser les collaborateurs. »

Comme le rappelle Pilita Clark, chroniqueuse au *Financial Times,* « pour les salariés dont le travail passe inaperçu, sauf lorsqu’ils commettent une erreur, cette reconnaissance peut être extrêmement significative ». Et un moyen de fidéliser : « Remplacer un employé peut coûter jusqu’à deux fois son salaire annuel, sans compter le surcroît de travail et la baisse de moral pour ceux qui restent. Tout cela en dit long sur le pouvoir de cinq mots : *merci pour ce super travail*. » Mais cette reconnaissance n’a pas le même poids selon son émetteur. Une enquête Gallup de 2016 révèle que la reconnaissance la plus marquante provient à 28 % du manager direct, à 24 % d’un dirigeant de haut niveau ou du PDG, à 12 % du supérieur hiérarchique du manager, à 10 % d’un client et à 9 % des collègues. Et le besoin de reconnaissance vaut pour tout le monde, y compris les plus performants. Ruth Gotian, experte du management et contributrice au *Harvard Business Review*, met en garde : « Les managers commettent souvent une erreur lourde de conséquences en laissant les employés leurs meilleurs éléments travailler à leur capacité maximale sans soutien, préférant consacrer leur temps et leur attention aux moins performants. Ce faisant, ces employés très performants ont souvent le sentiment d’être négligés et ignorés. »

 

Par ailleurs, l’Igas met en avant un paradoxe français, à savoir un arsenal réglementaire dense, mais peu efficace sur le terrain. « L’encadrement des relations managériales par quelques principes généraux et un nombre élevé de lois sectorielles est une particularité française qu’on ne retrouve pas dans les pays à forte tradition de dialogue social (Suède, Allemagne et à un moindre degré l’Italie) ni dans un pays libéral comme l’Irlande », souligne le rapport. Ces pays-là privilégient des approches spécifiques : les dispositifs légaux et réglementaires y sont bien moins nombreux et se concentrent principalement sur des enjeux prioritaires liés au management tels que les risques psycho-sociaux en Suède ou l’intégration de la révolution numérique dans les pratiques managériales en Allemagne. Dans une France où l’on a pris l’habitude de se focaliser sur l’accès à emploi, au détriment de la qualité de vie au travail pour ceux qui sont déjà en poste, l’Igas formule plusieurs recommandations en faveur d’une véritable politique managériale en entreprise, comme : la possibilité d’inscrire les pratiques managériales dans les thèmes du dialogue social obligatoire sur la QVCT ou encore la mise en place d’un programme national de soutien à l’innovation managériale et à la qualité de vie au travail sur le modèle du « Future of Work » allemand (Ce programme lancé en 2015 se concentre sur l’adaptation de l’organisation du travail aux mutations technologiques et à la qualité de vie au travail).

 Pour une véritable politique managériale

Le rapport insiste enfin sur la nécessité de renforcer l’accompagnement des managers, une population « aujourd’hui largement sous pression dans un contexte d’individualisation des relations de travail et de demande de participation des salariés d’un côté, et de l’autre, une pression du résultat de la part de la direction, le tout sur fond de développement d’un reporting de plus en plus chronophage. » Face à ce constat, les experts de l’Igas recommandent d' »étendre les missions de l’APEC au conseil aux cadres dans leurs pratiques managériales » et de « développer les dispositifs d’accompagnement des nouveaux managers dans le cadre de la politique de formation professionnelle impulsée par les branches ». Dernière suggestion, inspirée du modèle suédois : « décloisonner les approches pour intégrer les pratiques managériales dans les politiques du travail. » Cela pourrait notamment passer par l’inscription des pratiques managériales dans les outils de prévention en santé au travail.

Le rapport de l’Igas sera-t-il suivi d’effet ou simplement oublié dans un tiroir ? Seule certitude : si le management « à la française » est dysfonctionnel, l’attachement des Français au travail, lui, est réel. En témoignent les résultats de l’enquête européenne sur les valeurs de 2022 citée par l’Igas : « Les Français font partie des Européens qui accordent le plus d’importance au travail ». Alors, qu’est-ce qu’on attend pour (enfin) manager heureux ?

Publié le 02 avril 2025 par Laurent Berbon -L’Express